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Assis en tailleur sur un pouf au milieu du salon de sa chambre d’hôtel, à Montréal, Cael Madden méditait depuis plusieurs heures. Chaque fois qu’il ressentait l’appel de Dieu, il arrêtait ce qu’il était en train de faire et s’isolait pour l’écouter. Cindy avait déjà pris place devant lui, espérant qu’une goutte de sagesse l’éclabousserait elle aussi, mais lasse d’attendre ce merveilleux moment, elle abandonna finalement le prophète à ses affaires et s’occupa des siennes. Tandis que Cael se recueillait, Cindy s’examina attentivement dans le miroir de la salle de bain, à la recherche d’une possible imperfection sur son beau visage.

Cael avait déjà prononcé un premier discours à Montréal, et ses paroles avaient eu l’effet d’une détonation. Tous les journaux les avaient rapportées à travers le pays et au-delà. Comme ils souhaitaient l’entendre à nouveau, de plus en plus nombreux ses disciples avaient commencé à se rassembler à Montréal. Cael avait eu du mal à choisir un endroit suffisamment grand pour tous les contenir. Les plus vastes centres sportifs ne pouvaient pas accommoder deux cent mille personnes. Il leur faudrait penser à installer un système d’écrans géants dans les parcs de la ville pour ceux qui ne pourraient pas entrer dans le vaste immeuble. Aodhan fut soulagé d’apprendre que le prophète n’avait pas l’intention de donner son sermon sur la montagne, où il n’aurait pas pu assurer sa sécurité. Mais Cael était imprévisible.

Quelques coups feutrés furent frappés à la porte de la suite. Sachant que rien ne pouvait tirer Cael de ses contemplations, Cindy s’empressa d’aller ouvrir. Elle fut surprise de découvrir qu’il s’agissait de Harrod, l’un des disciples préférés du prophète, puisque ce dernier savait mieux que quiconque qu’il ne fallait pas le déranger lorsqu’il s’entretenait avec Dieu.

— Si c’est à Cael que tu veux parler, il faudra que tu reviennes plus tard, chuchota la jeune femme.

— Non, je pense que tu peux m’aider à régler ce problème sans le déranger, assura-t-il avec la même discrétion.

Harrod avait le physique d’un géant, mais la gentillesse d’un enfant. Ses longs cheveux blonds tombaient dans son dos et sur ses bras, masquant en partie les centaines de tatouages qu’il s’était fait faire lorsqu’il appartenait à une bande de motards. Il fit signe à Cindy de sortir dans le corridor, et elle s’exécuta sur-le-champ.

— Il y a un type qui vient tous les jours pour vous voir, expliqua Harrod. Je lui répète chaque fois que le maître est occupé et qu’il doit se préparer à parler à la foule. Mais il est encore là aujourd’hui, alors je voulais vous en parler avant de le lancer la tête la première dans le fleuve.

— Est-ce un homme sain d’esprit ?

— Il a l’air bien, même s’il me chante toujours le même refrain.

— Je ne veux pour rien au monde mettre fin à la méditation de Cael, alors je vais m’occuper moi-même de ce gêneur.

— Je l’ai laissé sous bonne garde à l’entrée de l’hôtel.

Cindy suivit Harrod dans l’ascenseur, puis dans le hall de l’établissement. Le disciple lui pointa alors la petite salle où on avait demandé à l’inconnu d’attendre. De toute façon, il n’aurait pas pu en sortir avec les deux colosses qui en bloquaient l’accès. Cindy se faufila entre ces derniers et pénétra dans la pièce.

— Puis-je vous être utile à quelque chose ? fit-elle en s’efforçant d’adopter un ton aimable.

L’homme se retourna et elle le reconnut tout de suite.

— David ?

— Je suis content de voir que tu te rappelles au moins de mon nom, répliqua-t-il sur un ton de reproche.

— Pourquoi ne leur as-tu pas dit qui tu étais ?

— Parce que tu es censée être morte !

David Bloom était si fâché que son visage devenait de plus en plus écarlate.

— Ton nom était parmi ceux des victimes de l’explosion de Montréal, Cindy ! J’ai assisté à tes funérailles ! J’ai vu papa et maman dépérir jusqu’à ce qu’ils disparaissent mystérieusement en même temps que des millions de personnes.

— Ce mystère s’appelle le Ravissement…

— Si tu n’as pas péri ce jour-là, pourquoi ne nous as-tu pas appelés pour nous dire que tu étais vivante ?

— Je ne le pouvais pas.

— À cause de ton gourou ?

— Non. C’est arrivé bien avant que je fasse sa connaissance.

— Alors, pourquoi ?

Lorsqu’elle travaillait pour l’ANGE, Cindy n’avait pas le droit de parler de cette organisation à ceux qui n’en faisaient pas partie. Mais en décidant de suivre Cael Madden dans sa mission de rédemption, elle avait définitivement quitté l’Agence.

— Mes patrons me l’ont défendu, laissa-t-elle finalement tomber.

— La compagnie aérienne ?

— Non. Je n’ai jamais travaillé pour Air Éole.

Frappé de stupeur, David recula en titubant et se laissa tomber en position assise sur une chaise de la salle de conférence.

— Est-ce que tu es vraiment ma sœur ?

— Évidemment, que je suis ta sœur, David Anthony Bloom. Mais je suis aussi une espionne. Enfin, je l’étais.

— Toi ?

— Cette société secrète recrute ses agents de bien des façons, mais surtout parmi les universitaires qui ont de fortes notes ou des aptitudes particulières. Un dépisteur m’a accostée lors d’une fête à Ottawa et m’a parlé de cette agence, qui était à la recherche d’hommes et de femmes douées afin de défendre le pays et même le monde. Puisque j’avais toujours rêvé d’accomplir quelque chose d’important dans ma vie, je me suis laissée tenter.

— Toi ? répéta David, incrédule.

La grande sœur dont il se rappelait était égocentrique et frivole. Avant d’annoncer à sa famille qu’elle désirait travailler à l’aéroport de Montréal, elle avait certes eu de bonnes notes à l’école, mais elle s’était davantage souciée de son apparence et de sa vie sociale que de sa carrière. Les parents Bloom, de courageux commerçants juifs, avaient en vain tenté de l’intéresser à leurs affaires et de lui trouver un bon parti parmi les jeunes gens de leur religion. Cindy avait plutôt subi l’influence de ses amies et s’était entichée de cosmétiques coûteux et de vêtements à la mode.

— Tu ne t’es jamais occupée des autres !

— C’est faux ! se défendit la jeune femme. La preuve, c’est que j’essaie de sauver le monde avec Cael.

— Quel est son lien avec tes patrons espions ?

— Aucun.

David secoua la tête comme pour se réveiller d’un mauvais rêve.

— Je t’en prie, écoute-moi sans porter de jugement, le supplia sa sœur.

Elle prit place devant lui et voulut prendre ses mains, mais il les cacha dans ses poches.

— Lorsque j’ai quitté Ottawa, ce n’était pas pour aller étudier chez Air Éole à Vancouver. Je me suis plutôt enfermée dans la base école de l’Agence pour y recevoir ma formation.

— Mais tu as travaillé à l’aéroport à ton retour. Certains de mes amis t’y ont vue.

— C’était une couverture. Nous en avions tous une jusqu’à l’explosion. Mes patrons ont profité de cette catastrophe pour retirer de la circulation les agents qui vivaient à Montréal et les rendre disponibles au niveau international.

— Ont-ils caché la vérité à leurs familles, eux aussi ?

— Oui, pour les protéger.

— Je n’arrive pas à croire qu’ils vous obligent à mentir.

— Je ne vous ai rien dit sur mon véritable travail parce que je craignais que les assassins de l’organisation qui tente de déstabiliser le monde ne s’en prennent à vous.

— Pourquoi nous as-tu fait tout ce mal ? balbutia David, qui ne l’écoutait plus.

— Je ne vous ai rien fait ! J’ai choisi de servir mon pays ! C’était un besoin que je ressentais au fond de mes tripes. Toi, tu as décidé de soigner les malades, et moi, je les défends contre les démons.

— Les démons ? Il ne manquait plus que ça…

— Ils existent et ils sont très dangereux. Je les ai vus de mes propres yeux.

Le jeune médecin plissa alors le front en regardant sa sœur droit dans les yeux.

— Est-ce que tu accepterais de passer un examen médical complet à mon hôpital ?

— Je ne suis pas folle, si c’est ce que tu insinues.

— Quitte Madden et viens vivre avec moi.

— Tu me demandes l’impossible, David. Je crois en Cael et en sa mission. J’ai quitté mon agence pour le suivre.

— Je ne te reconnais plus.

— Parce que tu refuses de comprendre que j’ai changé. Je ne suis plus la petite fille superficielle qui passait ses soirées à vernir ses ongles d’orteils. J’ai maintenant un but dans la vie. Je veux sauver ceux qui le méritent encore.

— Je ne sais pas qui tu es, mais tu n’es certainement pas ma sœur.

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune femme.

— Ce que je fais, je le fais pour le bien commun, hoqueta-t-elle. Tu n’as pas le droit de me juger. D’ailleurs, si tu ne crois pas à ce que nous faisons, Cael et moi, pourquoi t’ai-je vu parmi la foule lors de sa première conférence à Montréal ?

— J’y suis allé par pure curiosité. J’ai un esprit scientifique, moi. Je vis dans le vrai monde, pas dans un conte de fées. Je soigne quotidiennement des gens qui se font trouer la peau par des criminels ; pas par des démons.

— Si tu savais…

— Les hommes sont tombés sur la tête. Ils tirent sur tout le monde pour une bouchée de pain.

— Mais c’est justement ces crimes que nous tentons d’arrêter.

Des mains se posèrent soudain sur les épaules de Cindy et la tirèrent légèrement vers l’arrière. Reconnaissant la douceur des gestes du prophète, la jeune femme ne l’envoya pas au plancher.

— Ce que Dieu nous demande, c’est de sauver ses enfants par tous les moyens possibles, ajouta Cael. Tu le fais par la médecine, et d’autres le font autrement. Cindy a fait son choix, respecte-le.

— Je dirais plutôt qu’on lui a planté dans la tête des idées qui ne viennent pas d’elle, répliqua David, agressif.

— Retourne en haut, murmura le prophète à l’oreille de son amie.

— Mais…, s’opposa Cindy.

— Fais ce que je te demande.

Elle baissa les yeux et le contourna pour atteindre la porte.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? se fâcha David. Êtes-vous un magnétiseur ?

— Elle m’obéit parce qu’elle a confiance en moi. Pourquoi n’acceptes-tu pas qu’elle soit différente de toi ?

— Ce que je n’accepte pas, ce sont ses mensonges.

— Même s’ils ont été nécessaires pour la maintenir en vie ? De quelle façon aimes-tu Cindy ?

— Je suis son frère !

Cael fit un pas vers le médecin.

— Ne vous approchez pas de moi ou je ne réponds plus de mes gestes, l’avertit David en se levant.

— Dieu est content de ton travail auprès de ses enfants.

— N’avancez plus !

— Jusqu’à ce que je puisse faire disparaître toutes les armes, il a besoin qu’on soigne ceux qui ont été blessés.

David voulut lui assener un coup de poing, mais son bras refusa de bouger.

— Qu’êtes-vous en train de me faire ? s’alarma-t-il.

— Continue à me regarder dans les yeux.

— Ils ne sont pas humains…

Cindy se mit en boule sur le sofa et continua à pleurer sur ses genoux en se remémorant son enfance à Ottawa : les interminables parties de cache-cache avec son frère, les repas du dimanche, les prières avec leurs parents, le bar-mitsvah de David…

— Tu gagnerais à méditer avec moi, dit alors Cael.

Cindy bondit vers lui et se jeta dans ses bras. Il la pressa contre sa poitrine et embrassa ses cheveux.

— David est parti, dit-il pour la rassurer.

— Que lui as-tu dit ?

— Je lui ai rappelé que le Père a besoin, d’une part, de guérisseurs pour sauver ceux qui ont encore un travail à accomplir en ce monde et, d’autre part, de brebis pures et innocentes qui montrent le chemin aux autres.

— Comme moi ?

— Oui, comme toi. Tu n’as plus besoin de t’en faire avec David. Il ne représentera plus jamais un obstacle à la réalisation de ton rêve le plus cher.

Cindy ferma les yeux et se laissa bercer par la sérénité du prophète. Elle était loin de se douter que Cael avait utilisé ses dons de suggestion sur son frère, semant dans l’esprit de ce dernier un besoin irrépressible de quitter la ville et d’aller pratiquer la médecine ailleurs.

 

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